dimanche 15 janvier 2017

Faire venir l'hiver





Faire venir l'hiver n'est pas bien difficile – surtout ici, sur notre plateau. Il ne part jamais bien loin; tout au long de l'année, il rôde, il tourne, pousse deux ou trois nuages par-ci, une pincée de gel par-là…Si on lui crie bien fort: " Je t'ai vu! Je t'ai vu!", il s'éloigne gracieusement, un sourire dans les yeux, sans le moindre air coupable, le bougre!




Mais vient le moment: sans avoir besoin de nous concerter, nous savons qu'il est temps de le faire revenir et de l'accueillir pour de bon. 
En fait, nous l'aimons bien, cet hiver, même si nous le chassons de temps en temps à cause de son caractère envahissant! 

Nous reprenons les gestes millénaires, transmis de génération en génération. Il faut les faire bien, sans guetter du coin de l'œil, sans échanger de regards entendus avec son voisin, car l'hiver est susceptible, parfois et sa colère pèse lourd sur la terre. Mine de rien, donc, nous commençons: nous allons choisir quelques arbres bien secs dans la forêt et tout le village ensuite apporte les scies, et le pique-nique. Au retour, chacun emporte un tas de branches et d'un bout à l'autre de la montagne résonne le bruit des cognées...



Ça ne rate jamais: quelques jours plus tard, au réveil, une brume légère nous enveloppe, quelques feuilles de cerisier se révèlent tachées de rouge et de jaune. Nous faisons bien sûr comme si de rien n'était et nous continuons à scier et à refendre: on peut presque voir, à chaque coup de hache, une fleur se faner, une feuille tourbillonner vers le sol. 





Il faut alors souvent calmer les jeunes qui resteraient bien là, les yeux écarquillés, plantés dehors: " Tu as vu ça! Ça marche!" " Commence donc à rentrer les bûches", s'écrie le grand-père, et, au passage du petit-fils, à voix basse:" Et ne fais pas l'andouille…"Conseil accompagné d'une bonne claque sur le haut d'un crâne.





Maintenant que tout est bien mis en route, nous pouvons aller chacun à notre rythme: l'un rentre ses dahlias, l'autre prépare le tonneau de sable pour conserver les carottes, chez nous, nous nous activons à râper la choucroute. Et un matin, ah!, avant même d'ouvrir les yeux, nous le sentons, dans le goût de l'air, dans le silence de la terre, dans le chant de la rivière…Les petits se précipitent dehors, sans prendre le temps de mettre leurs chaussures, toute la maisonnée pousse des cris de joie: " Bienvenue! Bonjour! Bonjour!"  Et nous contemplons respectueusement le champ blanc de givre.



Le plus âgé donne la main au plus jeune, et ils s'avancent pour y tracer leurs empreintes, scellant ainsi une fois de plus l'alliance immémoriale de l'homme, de la terre et de l'hiver. 



Ensuite, tranquillement, nous retournons nous coucher et là, au creux de nos draps, nous laissons enfin éclater un grand rire: " On l'a eu! On l'a eu!" …Peut-être parce qu'il est au cœur de l'homme de croire davantage dans la rouerie que dans l'émerveillement…


Et que me reste-t-il à dire? Il en fut ainsi depuis l'époque de nos pères, et des pères de nos pères, mais je n'ignore pas qu'il est maintenant des hommes qui vivent loin des montagnes et des rivières, sans rires et sans jeux, sans cheminées et sans contes. Ils n'aiment ni pluie, ni froid ni chaleur; et j'ose à peine le dire, ils ne croient pas à notre tâche de gardiens. 




Ils prétendent qu'ils dominent le monde, qu'ils peuvent bousculer les saisons, cultiver sans la terre. Ils ne savent pas qu'il faut connaître la marche des montagnes et la douceur des pierres. Ils sont aussi ignorants que de jeunes chevreaux et plus arrogants qu'un troupeau de chèvres! Nous, nous apprenions aux enfants, mais qui leur apprendra, à eux, à aimer cette terre?



Photos: Lulena, Marcelo, 

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